Amnésie européenne
Les réactions inquiètes des Européens aux révolutions en cours de l'autre côté de la Méditerranée ont parfois des relents d'islamophobie. Elles témoignent surtout d'une vision revisitée de leur propre histoire.
Jamais la défiance envers les révolutions n’aura été si forte. En 1989, l’Occident avait salué l’émancipation des pays du bloc soviétique dans un concert de louanges. En France, où, par coïncidence, on commémorait le bicentenaire de la révolution locale, 1989 avait été, tout comme le « printemps des peuples » de 1848, salué à la lumière de 1789.
Aujourd’hui, la peur a succédé à la fête. Au-delà des éternels irréductibles, par principe favorables ou opposés à l’idée même de révolution, au-delà de ceux qui s’évertuent à voir dans les mouvements de 2011 la suite logique d’une « fin de l’histoire » commencée avec la révolution américaine de la fin du 18e siècle, beaucoup d’hommes politiques, d’intellectuels et d’experts occidentaux expriment leur malaise face aux révoltes et révolutions de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Pour beaucoup, la chute des régimes risque de libérer un islamisme jusqu’ici muselé, mais qui s’imposera tôt ou tard, instaurant des dictatures religieuses aux portes de l’Europe.
Le 11 septembre 2001 a irrémédiablement changé notre lecture de l’histoire. L’islamisme a remplacé le communisme comme principale force contrariant l’inévitable victoire planétaire de la démocratie libérale occidentale.
2011 est donc lu à travers le prisme de 1979… et de 1996, deux révolutions catastrophiques pour cette version occidentale de l’histoire mondiale. En 1978, la chute du Shah d’Iran avait, dès l’année suivante, laissé place à une violente contre-révolution islamiste. En 1996, à peine quatre ans après le départ des Soviétiques, les Taliban s’étaient imposé en Afghanistan, incarnant aussitôt l’ennemi numéro un de l’Occident.
Révolutions sans ou contre la religion ?
Il serait irresponsable de nier le risque de l’islamisme. Mais, comme le note Vincent Duclert, encore faut-il l’apprécier dans sa complexité et éviter les amalgames. Les risques ne sont pas les mêmes dans chaque pays. L’islam n’est évidemment pas incompatible avec la démocratie. Le précédent de l’AKP turc révèle combien l’islamisme modéré a changé. Pour le politologue Olivier Roy, l’Occident fait même un contresens total en voyant les peuples arabes comme autant de sociétés nécessairement promises à l’islamisme (« Comme solution politique, l’islamisme est fini », Rue89, 20 février 2011). En Égypte, la religion est une source de mobilisation politique : les plus grandes manifestations ont eu lieu les vendredis, jours de prière. En outre, comment oublier le rôle des Coptes dans les évènements de la place Tahrir, pourtant passé totalement inaperçu des Occidentaux ?
L’histoire aide en partie à expliquer que les révoltes et révolutions du Maghreb et Moyen-Orient soient ainsi amalgamées à des contre-révolutions islamistes. Dans les sociétés occidentales sécularisées, beaucoup sont convaincus qu’une vraie révolution se fait sans la religion, voire contre la religion. Prenant en exemple la Révolution française, certains pensent même que toute révolution réalisée avec la religion doit être disqualifiée ou niée dans sa réalité.
« Déchristianisation » imaginée
Ce gallocentrisme laïc n’est en réalité qu’une révision de l’histoire des révolutions occidentales de la fin du 18e siècle, dans lesquelles la religion fut toujours au cœur des débats. Dans les colonies américaines, nombre de patriotes étaient des puritains et des dissidents chassés d’Europe, se battant contre la tyrannie anglaise au nom de leurs convictions religieuses. En France, les réformateurs issus du jansénisme, des ordres mineurs, du bas clergé ou des protestants ont joué un rôle de premier plan dans la contestation de la monarchie absolue.
Contrairement aux assertions d’une partie des historiographies catholique ou républicaine laïque fustigeant ou célébrant la mémoire de la « déchristianisation », jamais la Première République française n’a combattu le catholicisme en tant que religion, mais plutôt comme force d’opposition politique. Dans les Pays-Bas autrichiens, l’activisme du séminaire de Louvain en 1786 et 1787, a quant à lui, joué un rôle bien connu dans la révolution brabançonne de 1789.
On pourrait multiplier les exemples : à la fin du 18e siècle, la démocratisation des sociétés occidentales, effectuée à l’occasion d’un cycle de révoltes et révolutions dont on aime à célébrer l’avant-gardisme séculier, ne s’est, à aucun moment, produite « contre » ni « sans » le christianisme, mais avec ses nombreuses réformes et déclinaisons, donnant naissance à des régimes plus (États-Unis) ou moins (France) influencés par lui.
L’incrédulité d’une partie des Occidentaux, en particulier des Français, à l’égard de la capacité des pays de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à concilier la démocratie et l’islam, n’est donc pas seulement une nouvelle marque d’islamophobie. C’est aussi un curieux oubli de leur propre histoire.
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Article initialement paru sur Lumières du Siècle, le blog de Guillaume Mazeau
Crédits Photo CC : Wikimedia Commons // FlickR Frédéric Poirot
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