Morpho, n° 1 mondial de l’empreinte digitale
N° 1 mondial de l’empreinte digitale, la société française Morpho peine à commercialiser ses papiers d'identité sécurisés dans les pays développés.
“Leader mondial sur le marché de la sécurité“, Morpho (ex-Sagem Sécurité, filiale du groupe Safran), n°4 mondial des cartes à puces, avec un chiffre d’affaires de plus de 1 milliard d’euros, et 6300 employés, se targue d’être le n° 1 mondial de l’empreinte digitale :
Morpho se classe notamment au premier rang mondial pour les applications relatives à l’identité civile (émission et gestion de documents d’identité sécurisés par la biométrie), les solutions d’identification criminelle (AFIS, de l’anglais Automated Fingerprint Identification Systems, ou système automatisé d’identification par empreintes digitales).
Morpho ne donne pas, sur son site, la liste des pays qui ont acheté ses services de cartes d’identité sécurisées, se bornant à mettre en avant la “carte d’identité intelligente (et le) registre d’état civil sécurisé” déployés aux Emirats Arabes Unis en 2003.
Dans ses communiqués de presse, Morpho mentionne également le renouvellement du système d’état civil mauritanien, ainsi que sa participation au “plus vaste projet d’identification biométrique au monde“, lancé en Inde en septembre 2010 :
Le projet Aadhaar a vocation à fournir à chaque résident un numéro d’identification unique offrant un accès doublement sécurisé (empreintes digitales et reconnaissance de l’iris) à un large éventail de prestations et de services.
Dans un article de son journal interne, intituléInde : opération identification, le groupe précise qu’”à terme, le projet Aadhaar vise à constituer une base de données de plus de 1,2 milliard d’individus, soit un sixième de la population mondiale“. En mars dernier, Morpho annonçait avoir émis son deux millionième numéro d’identification, l’objectif étant d’en attribuer 600 millions, d’ici quatre ans.
Capitaliser sur les pauvres
Dans un ouvrage consacré à L’identification biométrique, Bernard Didier, directeur général de Morpho, qu’il avait créé, en 1982, et Carole Pellegrino, responsable des relations institutionnelles de Morpho, évoquent “130 références mondiales de solutions d’identités biométriques, couvrant 70 pays” dont, “à titres d’exemple“, les cartes d’identité en Malaisie et au Botswana, les passeports biométriques en France et aux Pays-Bas et les permis de conduire au Maroc.
Dans le même ouvrage, Keith Breckenridge, universitaire spécialiste de l’histoire de la biométrie, révèle un pan caché de l’histoire de Sagem Sécurité en particulier, et des industriels de la biométrie en général. Son article, intitulé “Capitaliser sur les pauvres“, commence par rappeler que “ces dix dernières années, les projets d’enregistrement biométrique universel ont suivi des trajectoires très similaires” :
De l’enthousiasme démesuré au recul des politiques, en passant par la déception technique et le mécontentement du public. (…)
Les ratages parfois spectaculaires, notamment en Grande-Bretagne, dans la gestion de grosses bases de données ont contribué à renforcer la déjà très populaire critique kafkaïenne des dangers d’une bureaucratie tentaculaire, avec ses erreurs, son arrogance et son enchevêtrement labyrinthique.
Ainsi, et “dans le monde développé, beaucoup d’exemples montrent que les défenseurs de l’enregistrement biométrique universel ont dû battre en retraite“. Restaient donc les migrants et les demandeurs d’asile, ceux qui franchissent les frontières et doivent donc se doter de visas, afin d’”utiliser les bases de données informatiques pour tracer des frontières nationales où, bien souvent, les vraies frontières n’existent pas“. Sont également prisés les pays pauvres dépourvus de registres d’état civil, qui cherchent ainsi à se doter de listes électorales et à se prémunir contre le bourrage d’urnes, ou qui tentent de pallier une bureaucratie corrompue ou désorganisée.
Pressenti, sans appel d’offres, pour constituer la liste électorale des législatives au Gabon, Morpho vient ainsi de perdre ce marché, qui aurait pu lui rapporter 40 millions d’euros, après que des opposants aient rappelé qu’en Côte d’Ivoire, le projet de cartes d’électeurs sécurisé par Sagem Sécurité avait été entâché d’accusations de corruption et de pots-de-vin, ainsi que d’une tentative de rajouter au fichier 429.034 vrais-faux électeurs…
En route vers l’identification consumériste
Le cas nigérian est tout aussi intéressant : en 2003, rappelle Keith Breckenridge, “près de 30 ans après que la junte militaire en eut lancé l’idée dans le sillage de la guerre du Biafra, Sagem délivrait aux Nigérians les premières cartes à authentification biométrique“, qui déboucha sur un gros scandale, quelques mois plus tard, “lorsque tous les hauts fonctionnaires impliqués dans la conception et l’appel d’offres seront poursuivis pour corruption“.
Plusieurs ministres avaient été arrêtés et “accusés d’avoir participé à un extravagant système de pots-de-vin dont l’instigateur serait le représentant de Sagem au Nigéria“. A ce jour, aucune condamnation n’a été prononcée. Le groupe Safran, lui, a rejeté la responsabilité de ce scandale sur l’”ancienne entité Sagem“.
Six ans plus tard, les 2/3 de la population n’ont pas été enregistrés, et “seule une petite partie des 36 millions de personnes correctement enregistrés ont effectivement pris la peine d’aller chercher leur carte“. Signe du succès relatif du projet : le directeur de la Commission de l’identité nationale, en charge du projet, a lui-même admis n’être pas aller chercher sa carte.
Constatant que “les Nigérians n’ont à peu près aucune raison de s’en servir“, ses responsables, conseillés par Sagem, ont donc décidé de réorienter le projet “au motif qu’il existerait une “tendance globale” vers une technologie d’identification multifonctions sécurisée à base de carte à puce“, souligne Keith Breckenridge, qui temporise :
Le rapport ne mentionne nulle part que cette tendance mondiale est principalement le fait d’une entreprise membre de la commission et observe que Sagem possède de l’”expérience dans les technologies de cartes à puce et travaille sur un projet similaire dans les Emirats arabes unis”.
Le projet de carte d’identité ainsi s’est considérablement élargi pour intégrer “tous les aspects de l’identité du citoyen : droit de vote, état civil, permis de conduire, assurance santé et fiscalité” qualifié, par Keith Breckenridge de “projet d’identification consumériste (…) mélange d’identification biométrique et de surveillance informatique des consommateurs” :
En outre, la nouvelle carte franchit résolument la frontière public/privé, devenant obligatoire pour le citoyen souhaitant accéder aux services bancaires, aux droits à la retraite, à la propriété foncière ou encore pour s’inscrire à l’université.
Initialement promu, en France, pour lutter contre le terrorisme et l’immigration illégale, le projet de carte d’identité sécurisé français nous est aujourd’hui vanté afin de lutter contre l’usurpation d’identité. Mieux : une deuxième puce, facultative, permettra de s’identifier auprès de prestataires de commerce électronique… Ce que Morpho sait très bien faire, et vendre.
Voir aussi :
Fichons bien, fichons français !
Vers un fichage généralisé des “gens honnêtes”
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